ALORS QUE LE MONDE CONTINUE DE LUTTER CONTRE LA PANDÉMIE, BORDEAUX RELÈVE LENTEMENT MAIS SÛREMENT LE DÉFI.

Wine Searcher – Février 2021
Par James Lawrence
Wine Searcher

Que pensez-vous d’un Bordeaux Cru Classé servi dans une éprouvette de 50 ml ?

Ce qui me gêne personnellement c’est que 50 ml n’est pas tant un apéritif savoureux qu’un aperçu bien trop court d’une tranche de paradis. Mais quoi qu’il en soit, l’idée fait indéniablement son chemin puisque Catena Zapata a récemment signé un accord avec un fabricant néerlandais pour distribuer ses vins sous forme d’échantillons. Une démarche pionnière… et pourtant certains membres de l’industrie bordelaise les avaient devancés. 

« Nous commercialisons nos vins sous forme de tubes depuis un certain temps », explique Luc Planty, directeur général de Château Guiraud à Sauternes.

« Nous voulions simplement essayer quelque chose de nouveau pour aider plus de gens à découvrir le vin de Bordeaux. Cela rend Sauternes accessible à un public plus large, car nous fabriquons du vin pour les consommateurs, pas seulement pour nous. » 

La famille de Bouard a également adopté des petits formats sur des marchés comme les États-Unis, pour séduire les consommateurs plus jeunes. « Les tubes fonctionnent, c’est un fait », affirme Hubert de Bouard. « C’est une excellente opportunité pour nous de distribuer des échantillons de haute qualité. » 

Tout cela ressemble étrangement, et de manière assez incroyable, à de la modernité : Bordeaux est-il véritablement entré dans le XXIe siècle ? Ou bien n’est-ce qu’une façade ? Un simulacre temporaire causé par Covid et sa tendance à renverser le statu quo ? 

Pré Covid-19, les sommeliers hipsters étaient souvent les premiers à critiquer Bordeaux : des vins « trop chers », « surfaits » et désespérément démodés. Le marketing lui-même était dénoncé comme étant dépassé, avec un système à trois niveaux archaïque qu’il était temps de mettre aux oubliettes, et bla bla bla. Bref, la région ne pouvait tout simplement pas se comparer à du vin naturel produit dans la banlieue de Marseille.   

Toute cette rhétorique était assez fatigante à l’époque, même si certaines critiques n’étaient pas non plus sans fondement. Mais finalement ce sont les objections elles-mêmes qui apparaissent de plus en plus dépassées, car si Bordeaux est encore loin de ressembler à une version française de la Napa Valley (point de petit train qui serpente de Pauillac à Mérignac !), la caricature du « vieux grincheux intransigeant » n’est plus non plus une représentation fidèle de cet épicentre du bon vin.  

ACCUEILLIR LE CHANGEMENT

Depuis une dizaine d’années, les Bordelais ont fait le pari de développer le tourisme, la distribution directe aux consommateurs, les nouveaux cépages, les nouveaux formats et la viticulture responsable. Vous pouvez voir des exemples de ce phénomène dans toute la région. D’ailleurs, mon père refuse de croire que Pichon Longueville vend désormais des magnums directement dans la boutique de la cave. Les panneaux accrocheurs qui par le passé lisaient « dehors les touristes » ont été remplacés par des stagiaires d’été et des visites de vignobles, on trouve des restaurants étoilés Michelin à Sauternes et des hôtels de luxe pour le voyageur averti (vous voyez le genre : service flagorneur, bidet en marbre et chocolats sur l’oreiller). Ah oui, et Bordeaux se lance aussi dans l’éco-responsabilité.    

« Entre 2014 et 2016, l’utilisation de pesticides classés CMR (Cancérogènes, Mutagènes ou Toxiques pour la reproduction) dans le vignoble bordelais a été divisée par deux, soit -55 % en seulement trois ans », précise Allan Sichel.

Ces concessions à la modernité ont atteint leur apogée lorsque les grands domaines classés ont commencé à adopter la vente directe, ou en tout cas quelque chose qui s’en rapproche terriblement. L’année dernière j’ai parlé de www.vinsent.wine, dont les propriétaires contribuent à rationaliser le système à trois niveaux de Bordeaux, et ainsi à baisser les prix, en rapprochant producteurs et consommateurs. 

« Nous travaillons en partenariat avec les plus grands châteaux, non pas à l’étape après eux dans la chaîne de distribution, mais avec eux. À ce titre, vinsent.wine a pu obtenir des allocations directes en primeur de grands domaines tels que Château Pape Clément, Château Pichon Comtesse, Château Cheval Blanc, Château Figeac, Château Haut-Bailly et bien d’autres », a déclaré le fondateur Gil Picovsky.

UN NOUVEAU EN PRIMEUR ?

Des entrepreneurs comme Glen Ritzen capitalisent quant à eux judicieusement sur la volonté de Bordeaux de se moderniser. Ritzen a créé la société Tubes en 2015 et son entreprise fabrique plus de 5 millions de tubes de style éprouvette chaque année. Sentant une opportunité, il a décidé d’ouvrir une nouvelle usine à Bordeaux au cours du second semestre 2021, et parce que la plupart des salons de cette année sont reportés ou virtuels, il s’attend à véritablement en tirer profit.  

« De nombreux châteaux bordelais ont déjà manifesté leur intérêt pour nos services », précise Ritzen.

« La pandémie mondiale ne peut qu’alimenter davantage la croissance et l’expansion puisque les caves réalisent de plus en plus leurs dégustations et ateliers via des canaux numériques, ce qui profite naturellement grandement à notre modèle économique. L’envoi partout dans le monde de formats plus petits comme des « éprouvettes » est bien plus économique que l’envoi de bouteilles de 70 cl. » 

Les critiques de vins successifs ont fustigé à plusieurs reprises les faiblesses d’en primeur : la sélection capricieuse des échantillons de barils, les impressions déformées de vins embryonnaires, le battage médiatique et l’inflation des prix. Cependant en 2021, Bordeaux se demande s’il serait temps d’adopter un en primeur numérique, ou s’il vaut mieux rester sur une campagne physique traditionnelle. La Covid-19 pourrait être le catalyseur qui changera pour de bon ce cirque annuel. 

Les avis sont bien entendu très partagés : j’ai discuté avec plusieurs défenseurs de l’approche « en ligne permanente », même si beaucoup d’entre eux ont refusé d’être nommés, et ils citent des avantages économiques en plus d’admettre volontiers qu’accueillir des hordes de visiteurs à Bordeaux chaque année est une corvée dont ils pourraient se passer. Mais organiser une campagne virtuelle chaque année à l’aide d’échantillons en éprouvette pourrait-il vraiment représenter une alternative viable ?  

« Il est très probable que en primeur 2020 se déroule à distance, du moins au début. Nous nous préparons à organiser la campagne du mieux que nous pouvons, en utilisant toutes les technologies modernes à notre disposition », déclare Jose Sanfins, vigneron de Cantenac Brown.

« L’envoi d’échantillons à travers le monde était assez simple à gérer, puisque nous l’avons fait par le passé lorsque certains importateurs ou distributeurs ne pouvaient pas se déplacer à Bordeaux pour les campagnes précédentes », ajoute-t-il. « Nous pouvons créer des dégustations virtuelles afin de nous rapprocher des consommateurs et des acheteurs. Et si un château Margaux peut le faire pendant une pandémie, alors pourquoi pas dans les années à venir, comme élément du « nouveau normal » ? 

L’IMPORTANCE DU FACE-À-FACE

Bien entendu les vieilles habitudes ont toujours la vie dure, et une tentative de créer un nouveau paradigme où en primeur a lieu à distance va un peu trop loin pour de nombreuses propriétés, même parmi les réformistes.

« Si j’avais le choix, je préférerais éviter de passer à un modèle uniquement en ligne : nous sommes vignerons, nous préférons partager nos vins et notre passion en face-à-face », déclare de Bouard.

« Mais nous sommes aussi pragmatiques : si nous n’avons pas le choix, Bordeaux fera de son mieux lors d’un événement à distance. »

Ceux qui s’accrochent à la tradition en primeur ne sont cependant pas prêts de lâcher l’affaire. En effet, ce n’est un secret pour personne qu’on trouve à Bordeaux les mentalités les plus rigides et les plus paroissiales, aux côtés d’attitudes plus ouvertes d’esprit. Pomerol reste aussi coincé que dans mes souvenirs des années 90 : ce petit coin de France semble en effet allergique aux salles de dégustation, et même à un simple accueil.  

Dans l’ensemble cependant, il y a une bouffée tangible de fraîcheur dans l’air de Bordeaux. Alors oui, ne vous gênez pas pour dénoncer les prix excessifs des vins, ou l’entrecôte hors de prix servie par des serveurs hargneux dans les pièges à touristes omniprésents, mais suggérer que Bordeaux est encore complètement en retard est désormais ridiculement démodé.